La famille

Sept heures trente. Je quitte la maison, rentre dans le monde ; enfin du bruit, des paroles. Je m’arrête à la pâtisserie, toujours la même à la même heure. J’achète mes croissants quotidiens, salue les habitées vissées à leur table, dégustant un café moins bon que celui préparé chez eux, cependant tellement agréable en compagnie des copains, tout commentant les dernières nouvelles.
Arrivée au bureau, sevré d’échanges d’idées depuis plus de douze heures, je forme un numéro sur le cadran du téléphone avant d’étamer ma tâche du jour. Enfin à l’autre bout une voit amie ; je parler et elle me répond, souvent très aimable. Aujourd’hui malheureusement je sens de l’agacement, une certaine froideur, de l’impatience, des silences qui en disant long. C’est que je dérange. Je prie que l’on veuille bien m’excuser et raccroche .Cette petite gouttes d’indifférence fait déborder mon cœur de son trop-plein d’angoisse. Malgré moi, je me mets bêtement à pleurer. Je me sens désespérément seule dans le monde hostile. Personne ne veut m’écouter, me parler. Je suis entourée d’égocentriques bienheureux. Leur dire : « Aujourd’hui j’ai le cafard, parlez-moi, dites n’importe quoi, écouter-moi, j’ai besoin d’être rassurée. »Ils s’en moquent. « Allez-vous faire prendre ailleurs ! Surtout pas sous nos yeux. Laisser-nous notre sérénité, garder vos tracas. » Les heures s’étirent avec une lenteur cruelle, en milliers de secondes vides d’espoir.
A douze heures trente, de retour à la maison, le Mur n’est pas encore là ; je l’attends, feuilletant une revue pour écouter le temps. Il arrive vingt minutes plus tard, utilise sa clé pour rentrer, va directement dans la salle de bains puis vient s’installer à table avec son poste à transistor ; il ne rate jamais les informations. Ce qui se passe dans le monde l’intéresse, il lit tous les journaux de toutes opinions pour mieux se faire la sienne. Depuis le jour où j’ai hurlé que j’en avais plein le gosier des atrocités que débite l’actualité, il s’est acheté un casque à écouteurs. Je n’entends que les cliquetis des fourchettes et couteaux sur les assiettes. Au dessert, l’acidité de l’orange qu’il mange lui fait grincer les dents et me tourne le sang. Je suis à deux doigts de la crise de nerfs. Il se retire dans la chambre pour faire sa sieste, j’allume une cigarette ; je ne risque pas de mourir d’un cancer de poumon ou de la gorge, bien avant mon cerveau va éclater de toute la rage contenue dans cet étau qui me comprime les tempes et le front.
Myriam Warner-Vieyra, « Le mur ou les charmes d’une vie conjugale », in Femmes échouées, Présence africaine, 1988.
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